Comment j'ai lu Nietzsche
En écorchant son nom et maudissant les préfaces qui lui étaient dédiées. Je trouvais tout pompeux, sa renommée, ses admirateurs, ses détracteurs, et sa moustache exagérée me dégoûtait. À 20 ans, j'avais une image totalement déformée du philosophe, un buste imposant doté d'une tête peu commode surgissait devant mon imaginaire ultra fertile d'ignare, et la trop célèbre photo d'Hitler posant à côté de la sculpture n'engageait rien de bon, sinon penser du haut de mon ignorance que Nietzsche était un nazi, et que ça ne valait pas la peine qu'on en fasse tout un foin.
Je savais tout juste ce que signifiait le mot philosophie, et j'avoue que le peu de livres que j'avais ouvert concernant le sujet ne m'avaient guère donné envie de poursuivre.
La philo c'est du grand n'importe quoi pour une profane,, un jargon forcément réservé aux élites, un rejet des personnes ayant arrêté l'école bien avant que la matière ne s'applique dans leur trop court cursus scolaire, un domaine inaccessible au plus grand nombre, un uppercut reçu en pleine gueule par ceux qui ont eu le malheur de décrocher trop tôt, bref, une punition.
Pour moi, il y avait une réelle volonté de distance entre la philosophie et le peuple au même titre que l'opéra, la musique classique et l'art abstrait. Je n'avais pas suffisamment appris à penser pour comprendre cette violence symbolique dont Bourdieu alimentait ses livres, d'ailleurs je ne savais pas qui était Bourdieu. Le ce n'est pas pour nous, je n'arrêtais pas de le cracher dans un muet sursaut sans en connaître la raison, et sans jamais avoir entendu prononcé le nom de l'auteur de "La distinction", illustre inconnu dans le bataillon familial. Aussi, j'avais l'impression de trahir ma condition en m'intéressant, malgré tout à un domaine que j'estimais réservé à la classe bourgeoise.
J'aimais lire, et il est vrai que j'étais souvent poussée dans les librairie vers ce rayon convoité de la philo, et où j'avais néanmoins cette désagréable impression de n'avoir rien à y faire. Pendant longtemps il a été hors de question pour moi de saisir un livre de philosophie pour voir de quoi il en retournait. À 20 ans donc, j'avais quitté l'école depuis presque six ans, et dévoré néanmoins quantité de livres.
Après être tombée, comme on peut tomber en glissant sur une peau de banane, sur deux ou trois fragments de "Sur les cimes du désespoir" de Cioran, l'achat de cet opuscule, arraché enfin à ma frilosité de la discipline, fut un grand moment. Du haut de mon inculture, je le trouvais paradoxalement joyeux, et surtout compréhensible. J'ingurgitais dans la foulée TOUS les livres de l'auteur roumain, sans m'apercevoir alors que je venais de m'autoriser à aborder cet espace longtemps considéré comme réservé.
Cioran, comme tant d'autres, regorgeait d'allusion à Nietzsche, toutes plus séduisantes les unes que les autres, brisant cet aspect rébarbatif du philosophe à la protubérante moustache. Cependant, c'est avec une certaine appréhension que j'ai décidé d'aborder ses oeuvres, et aussi avec beaucoup de désorganisation, mais poussée inexorablement par l'envie d'apprendre.
Avant de littéralement chuter dans la joyeuse désespérance cioranaise et du haut de ma toute récente vie d'adulte, certes chaotique, je nourrissais une sorte de rejet universel du Savoir et de ses Savants, lesquels de mon modeste point de vue enchainé à ma toute aussi modeste condition, se rendaient volontairement abscons pour se protéger de l'ignorance des classes laborieuses qui n'avaient manifestement rien à leur apprendre. J'ai su d'ailleurs très vite que je ne pourrais pas compter sur les plus contemporains d'entre eux pour me montrer la voie. Cela demeure aujourd'hui encore, si la plupart des intellectuels refusent d'apprendre d'individus comme moi, ce qu'ils n'admettront jamais en théorie mais le prouveront à chaque instant dans la pratique, cela ne nous empêche en aucun cas de continuer d'apprendre d'eux.
Le fait est que la lecture de Cioran m'avait ouvert la voie interdite, et ça me plaisait. Je reluquais les livres de Nietzsche sans pour autant avoir suffisamment de confiance en moi pour me décider à m'en approprier un, et le faire trôner fièrement sur mon étagère à trois planches bancales, lesquelles, à l'époque, formaient des arches croulant sous le poids des pavés de Stephen King.
La première grosse erreur que j'ai commise est d'aborder Nietzsche par procuration j'ai envie de dire. Je me suis tout simplement sentie obligée de lire des biographies, histoire de me familiariser avec l'auteur. Inutile de dire que j'ai perdu un précieux temps à tenter d'ingérer les imbittables verbiages de sépcialistes Nietzschéens, tous plus ronflants et incompréhensibles les uns que les autres, et en contradiction permanente entre eux. Pas un ne voyait le moustachu de la même manière. Je comprendrais plus tard pourquoi.
La deuxième erreur a consisté à me sentir obligée, là encore, de tenter d'avaler les préfaces tout aussi pompeuses les unes que les autres, avant d'oser enfin aborder l'homme aux petites oreilles. J'ai perdu en gros cinq années, noyée dans des charabias multiples avec une incompréhension totale de l'univers Nietschéen, jusqu'à ce que je tombe sur "Aurore", ignorant la préface et qui m'a semblé d'une extraordinaire limpidité en comparaison de tous les propos pontifiants que j'avais lu sur celui dont la complexité de la pensée méritait qu'on s'y arrête sans pour autant embrouiller les concepts, ce que nombre d'intellectuels ont semble-t'il pris un certain plaisir à faire.
Suivirent tous les autres livres accompagnés bien souvent d'incompréhensions multiples, de décrochages incessants, et autres dérapages incontrôlés d'une pensée non-éduqué. Je ne dirais pas que j'ai compris Nietzsche, ce serait faux bien sûr. Je l'ai abordé sans filet, comme une funambule sur un fil avec le vide de chaque côté, vierge de tout parcours académique, sans culture préalable en philosophie. Je me suis contentée de le lire, si "Aurore" a été une révélation, "La naissance de la tragédie" m'a totalement échappée, que Dyonysos se prenne le chou avec Apollon, m'ayant laissée dans un marbre olympien pour le dire clairement.
Mon parcours scolaire a été des plus courts et des plus violents. Aussi, à l'heure où j'écris je ne possède toujours pas ces mécanismes qui permettent d'avoir une pensée éclairée sur tel philosophe ou tel autre mais le temps est de mon côté.
Après avoir quasiment tout lu de lui, je suis bien incapable de dire qu'elle est sa théorie et si d'ailleurs il en a une. Que prône t'il vraiment ? Que rejette-t'il ? Est-il si nihislite que ça ? Si incroyant ? Ces questions restent sans réponse complète et encore moins figée. Je n'intègre pas ces autodidactes qui sont capables d'avoir acquis sur le tard, je n'en ai pas les compétences. On peut rattrapper un wagon mais pas tout un train. Tantôt je lis Nietzsche et j'y vois tel homme avec telle pensée, tantôt je le lis et j'en vois un autre, avec une autre pensée.
Une chose est sûre, à des moments bien distincts ces propos me parlent comme jamais aucun autre ne pourrait le faire. Sa pensée me semble limpide à un moment T, pour mieux m'échapper par la suite. Le plus gratifiant étant encore d'ouvrir un de ses livres au hasard pour tomber sur un fragment retentissant de vérité, la sienne, celle qu'il décide de nous offrir, au gré de ces moments précieux, ou pas. Parfois je tombe à côté, mais je persiste, et je crois que connaître la pensée Nietzschéenne serait encore d'admettre que nous ne sommes pas en mesure de véritablement l'établir. Je ne peux m'empêcher de me dire que ce serait un bien bel hommage de lui accorder cette humilité de ne pas l'avoir compris tout-à-fait. Ma condition, pas seulement sociale mais cognitive, me le permet, amplement, et je l'accepte bien volontiers.