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LAST EXIT
13 octobre 2008

L'ennui des conquérants

Paris pesait sur Napoléon, de son propre aveu, comme un “manteau de plomb” : dix millions d’hommes en périrent. C’est le bilan du “mal du siècle” lorsqu’un René à cheval en devient l’agent. Ce mal, né dans l’oisiveté des salons du XVIIIe, dans la mollesse d’une aristocratie trop lucide, exerça des ravages loin dans les campagnes : des paysans durent payer de leur sang un mode de sensibilité, étranger à leur nature, et, avec eux, tout un continent. Les natures exceptionnelles dans lesquelles s’est insinué l’Ennui, ayant l’horreur de tout lieu et la hantise d’un perpétuel ailleurs, n’exploitent l’enthousiasme des peuples que pour en multiplier les cimetières. Ce condotière qui pleurait sur Werther et Ossian, cet Obermann qui projetait son vide dans l’espace et qui, au dire de Joséphine, ne fut capable que de quelques moments d’abandon, eut comme mission inavouée de dépeupler la terre. Le conquérant rêveur est la plus grande calamité pour les hommes ; ils ne s’empressent par moins de l’idolâtrer, fascinés qu’ils sont par les projets biscornus, les idéals nuisibles, les ambitions malsaines. Aucun être raisonnable ne fut objet de culte, ne laissa un nom, ne marqua de son empreinte un seul évènement. Imperturbable devant une conception précise ou une idole transparente, la foule s’excite autour de l’invérifiable et des faux mystères. Qui mourut jamais au nom de la rigueur ? Chaque génération élève des monuments aux bourreaux de celle qui la précède. Il n’en est pas moins vrai que les victimes acceptèrent de bonne grâce d’être immolées du moment qu’elles crurent à la gloire, à ce triomphe d’un seul, à cette défaite de tous...

L’humanité n’a adoré que ceux qui la firent périr.

Les règnes où les citoyens s’éteignirent paisiblement ne figurent guère dans l’histoire, non plus le prince sage, de tout temps méprisé de ses sujets ; la foule aime le roman, même à ses dépens, le scandale des moeurs constituant la trame de la curiosité humaine et le courant souterrain de tout évènement. La femme infidèle et le cocu fournissent à la comédie et à la tragédie, voire à l’épopée, la quasi-totalité de leurs motifs. Comme l’honnêteté n’a ni biographie ni charme, depuis l’Iliade jusqu’à vaudeville, le seul éclat du déshonneur a amusé et intrigué. Il est donc tout naturel que l’humanité se soit offerte en pâture aux conquérants, qu’elle veuille se faire piétiner, qu’une maison sans tyrans ne fasse point parler d’elle, que la somme d’iniquités qu’un peuple commet soit le seul indice de sa présence et de sa vitalité. Une nation qui ne viole plus est en pleine décadence ; c’est par le nombre des viols qu’elle révèle ses instincts, son avenir. Recherchez à partir de quelle guerre elle a cessé de pratiquer, sur une grande échelle ce genre de crime : vous aurez trouvé le premier symbole de son déclin : à partir de quel moment l’amour est devenu pour elle un cérémonial et le lit une condition du spasme, et vous identifierez le début de ses déficiences et la fin de son hérédité barbare.

Histoire universelle : histoire du Mal. Oter les désastres du devenir humain, autant vaut concevoir la nature sans saisons. Vous n’avez pas contribué à une catastrophe : vous disparaîtrez sans trace. Nous intéressons les autres par le malheur que nous répandons autour de nous. “je n’ai fait souffrir personne !” - exclamation à jamais étrangère à une créature de chair. Lorsque nous nous enflammons pour une personnage du présent ou du passé, nous nous posons inconsciemment la question : “Pour combien d’êtres fut-il cause d’infortune ?” Qui sait si chacun de nous n’aspire au privilège de tuer tous ses semblables ? Mais ce privilège est départi à très peu de gens et jamais entier : cette restriction explique à elle seule pourquoi la terre est encore peuplée. Assassins indirects, nous constituons une masse inerte, une multitude d’objets en face des véritables sujets du Temps, en face des grands criminels qui ont abouti.
Mais consolons-nous : nos descendants proches ou lointains nous vengeront. Car il n’est pas difficile d’imaginer le moment où les hommes s’entr’égorgeront par dégoût d’eux-mêmes, où l’Ennui aura raison de leurs préjugés et de leurs réticences, où ils sortiront dans la rue étancher leur soif de sang et où le rêve destructeur prolongé à travers tant de générations deviendra le fait de tous...

Emil Cioran, précis de décomposition

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