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LAST EXIT
7 juillet 2009

"Karl Marx à New-York"

Marx___1_copier
par Howard Zinn

Et si les pas révolutionnaires de Karl Marx l’avaient conduit jusqu’aux Etats-Unis, c’est-à-dire jusqu’aux métamorphoses les plus insupportables de l’ogre capitaliste ? Dans sa pièce en un acte “Marx in Soho” (traduit en français sous le titre “Karl Marx, le retour”), l’historien américain Howard Zinn imagine que l’auteur du “Capital” débarque à New-York pour se remémorer, devant un public dubitatif, l’existence difficile qu’il mena, lui et sa famille, dans le Soho londonien du XIXe siècle, et pour montrer que sa critique du capitalisme, tel qu’il le découvre en cette fin du XXe siècle, est toujours pertinente. “Nous vivons, écrit Zinn dans sa préface, dans une société que la formule de Marx “fétichisme de la marchandise” décrit parfaitement. Comme Ralph Wado Emerdon le disait, à peu près à la même période, observant les débuts du système industriel américain : “La marchandise tient les rênes de ‘humanité.” Protéger la propriété industrielle est devenu plus important que protéger la vie humaine.” Jouée pour la première fois au Church Street Theater à Washington en 1995, la pièce de Howard Zinn a été depuis très souvent montée.

   (entrée de Marx, vêtu d’une redingote et d’un gilet noir, d’une chemise blanche et d’une lavallière. [...] Il trimballe un sac de sport, s’arrête, marche d’un côté à l’autre de la scène, se tourne vers le public et semble satisfait, mais un peu surpris.)
   Grâce à Dieu, il y a quelqu’un !
  (Il sort ses affaires du sac de sport : quelques livres, des journaux, une bouteille de bière, un verre. Il se tourne et marche vers le devant de la scène.)
   Merci à vous d’être venus. Tous ces imbéciles qui clament “Marx est mort !” n’ont donc pas réussi à vous dissuader. Certes, je suis... et je ne suis pas. Pour vous, c’est de la dialectique.
   (Il n’est pas gêné de rire de lui et de ses théories. Peut-être s’est-il adouci avec toutes ces années. Mais au moment où l’on pense que Marx s’est ramolli, sa colère éclate.)
   Vous vous demandez sans doute comment je suis arrivé jusqu’ici... (Il sourit avec malice.) Les transports en commun [...]
   (Son humeur change.)
   Pourquoi je suis revenu ?
   (Il montre un peu de colère.)
   Pour laver mon nom !
   (Il laisse faire son effet.)
   J’ai lu vos journaux... (Il en attrape un.) Ils proclament tous que mes idées sont mortes ! Mais il n’y à là rien de nouveau. Ces clowns le répètent depuis plus d’un siècle. Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi il était nécessaire de me déclarer mort encore et encore ? [...]
   (Il tousse, ce qu’il fera de temps en temps, et secoue la tête.)
   Les docteurs ont prédit que j’arrêterai de tousser d’ici quelques semaines. C’était en 1858, [...]
   Pour tenter de minimiser la portée de “Das Kapital”, mes critiques diront ce qu’ils disaient toujours des auteurs radicaux : “Il a dû vivre quelque expérience personnelle affreuse.” D’accord, si vous voulez insister là-dessus, le chemin du retour à travers Soho alimenta la rage qu’il y a dans “Das Kapital”.
   Je vous entends dire : “Bon, bien sûr, voilà comment c’était à l’époque, il y a un siècle.” A l’époque seulement ? En venant aujourd’hui, j’ai marché à travers les rues de votre ville, envahie d’ordures, exhalant un air fétide, devant les corps d’hommes et de femmes qui dormaient sur les trottoirs, blottis les uns contre les autres pour lutter contre le froid. Et au lieu d’une rengaine fredonnée par un gosse, j’ai entendu une voix... (plaintif) : “Un peu de monnaie, m’sieur ? pour une tasse de café...”   
   (Maintenant en colère)
. Vous appelez ça progrès parce que vous avez des voitures à moteur et des téléphones et des machines volantes aux mille parfums pour sentir bon ? Et les gens qui dorment dans la rue ?
   (Il attrape un journal et le consulte) Un rapport officiel : le produit national brut des Etats-Unis (ça, pour être brut !) s’élevait l’an dernier à sept cent milliards de dollars. Très impressionnant. Mais pouvez-vous me dire où ça se trouve ? Qui en profite ?
   Et qui n’en profite pas ? (Il lit à nouveau le journal.) “Moins de cinq cents personnes contrôlent deux mille milliards de dollars en actifs commerciaux.” Ces gens sont-ils plus nobles ? Travaillent-ils plus durement ? Sont-ils plus précieux pour la société qu’une mère avec trois enfants à nourrir en hiver sans rien pour payer la note de chauffage ?
   N’ai-je pas dit, voilà cent cinquante ans, que le capitalisme allait augmenter la richesse dans des proportions énormes mais que cette richesse serait concentrée dans des mains de moins en moins nombreuses ? (Il lit dans le journal.) ”Gigantesque fusion de la Chemical Bank et de la Chase Manhattan Bank. Douze mille travailleurs vont perdre leur emploi... Actions en hausse.” Et ils disent que mes idées sont mortes ![...]
   (Il soupire, prend une gorge de bière, jette un coup d’oeil aux journaux, en attrape un.) Ils prétendent que, du fait e l’effondrement de l’Union soviétique, le communisme est mort. (Il secoue la tête.) Ces imbéciles savent-ils seulement ce qu’est le communisme ? Pensent-ils qu’un système mené par une brute qui assassine ses compagnons de révolution est communiste ? Scheibköpfe ! (Quelque chose comme “têtes de con”, N.d.T.)
   Et ce sont des journalistes et des politiciens qui racontent ce genre de salades ! Qu’est-ce qu’ils ont bien pu faire comme études ? Ont-ils jamais lu le “Manifeste” qu’Engels et moi avons écrit quand il avait vingt-huit ans et moi trente ? (Il prend un livre sur la table et lit.) “En lieu et place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, nous devons avoir une association dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous.”
   Vous entendez ça ? Une association ! Comprennent-ils le but du communisme ? La liberté individuelle ! Que chacun puisse devenir un être humain plein de compassion. pensez-vous que quelqu’un qui se prétend communiste ou socialiste mais se comporte comme un gangster comprenne quoi que ce soit au communisme ?
   Abattre tous ceux qui ne sont pas d’accord avec vous - est-ce possible que ce soit ça le communisme pour lequel j’ai donné ma vie ? Ce monstre qui s’est accaparé tout le pouvoir en Russie - et qui a tout fait pour interpréter mes idées comme un fanatique religieux -, est-ce qu’il a permis à ses concitoyens, alors qu’il collait ses vieux camarades au peloton d’exécution, de lire la lettre que j’avais écrite au “New York Times” et dans laquelle je disais que la peine de mort ne pouvait être justifiée dans aucune société se disant civilisée ? (en colère.) Le socialisme n’est pas sensé reproduire les erreurs du capitalisme.
   Ici, en Amérique, vos prisons sont surpeuplées. Qui les remplit ? Les pauvres. Certain ont commis des crimes violents, de terribles crimes. La plupart sont des cambrioleurs, des voleurs, des bandits, des revendeurs de drogue. Ils croient tous à la libre entreprise ! Ils font ce que font les capitalistes, mais à une plus petite échelle...
   (Il prend un autre livre.) Savez-vous ce qu’Engels et moi avons écrit sur les prisons ? “Plutôt que de punir les individus pour leurs crimes, on devrait éliminer les conditions sociales qui engendrent le crime, et fournir à chaque individu tout ce dont il a besoin dans une société pour développer sa propre vie.”
   
D’accord, nous avons parlé de “dictature du prolétariat”. mais in de dictature du parti ni de dictature du comité central, ni de dictature d’un seul homme. Non, nous avons parlé d’une dictature provisoire de la classe ouvrière. Le peuple prendrait la tête de l’Etat et gouvernerait dans l’intérêt de tous - jusqu’à ce que l’Etat lui-même devienne inutile et disparaisse progressivement. [...]
  (Il lit un journal.) Donc, ils continuent de dire : “Le capitalisme a triomphé.” Triomphé !? Et en quoi ? Parce que les marchés ont grimpé jusqu’au ciel et que les actionnaires sont encore plus riches qu’avant ? Triomphé !? Quand un quart des enfants américains vivent dans la pauvreté ? Quand quarante mile d’entre eux meurent chaque année avant leur premier anniversaire ?
  (Il lit le journal.) “A New-York, cent mille personnes ont fait la que bien avant l’aube pour une offre de deux mille emplois.” Qu’arrivera-t-il aux quatre-vingt-dix-huit mille qui ne seront pas pris ? Est-ce pour cela que vous construisez plus de prisons ? Oui, le capitalisme l’a emporté. Mais sur qui ?
   Vous réalisez des miracles de technologie, vous avez envoyé des hommes dans la stratosphère, mais que deviennent ceux que vous laissez sur Terre ? Pourquoi sont-ils aussi terrorisés ? Pourquoi se tournent-ils vers la drogue, vers l’alcool ? Pourquoi deviennent-ils fous furieux et se transforment-ils en tueurs ? (Il lève le journal.) Eh oui, c’est dans le journal.
   Vos politiciens sont bouffis d’orgueil. le monde va désormais aller dans le sens du “système de libre entreprise”, disent-ils. 
  Tout le monde est-il devenu stupide ? Ne connaissent-ils pas l’histoire du système de libre entreprise ? Quand le gouvernement ne faisait rien pour le peuple et tout pour les riches ? Quand le gouvernement américain donnait une cinquantaine de millions d’hectares de terres libres aux chemins de fer mais regardait ailleurs lorsque les immigrants chinois et irlandais travaillaient vingt heures par jour sur ces chemins de fer, mourant de chaud ou de froid ? Et quand les travailleurs se sont révoltés et se sont mis en grève, le gouvernement a envoyé l’armée pour les soumettre par la force.
   Pourquoi diable ai-je écrit “Das Kapital” si ce n’est parce que je voyais la misère du capitalisme, du “système de libre entreprise” ? En Angleterre, les petits enfants étaient mis au travail dans les filatures parce que leurs petits doigts pouvaient manipuler les fuseaux. En Amérique, dans le Massachussetts, les jeunes filles allaient travailler dans les minoteries à l’âge de dix ans et mouraient à l’âge de vingt-six ans. Les villes étaient des cloaques de vice et de pauvreté. C’est ça le capitalisme, hier et aujourd’hui.
   Oui, j’ai vu les luxueuses publicités dans vos magazines et sur vos écrans. (Il soupire.) Oui, tous ces écrans avec toutes ces images. Vous voyez tant de choses et vous en savez si peu !
  Personne ne lit-il l’histoire ? (Il est en colère.) Quelles genre de merde enseigne-t-on dans les écoles par les temps qui courent ? (Les lumières clignotent, menaçantes, il lève les yeux au ciel.) Elles sont tellement sensibles !
   Jenny me manque. Elle aurait des choses à dire sur tout ça. Je l’ai vue s’éteindre, malade et triste à la fin; Mais elle se souvenait sûrement de nos années de plaisir, et même à Soho.
   Mes filles me manquent...
  (Il attrape à nouveau un journal et lit.) “L’anniversaire de la guerre du Golfe. Une victoire, rapide et douce.” Oui, je connais ces guerres rapides et douces  qui laissent des milliers de corps sur les champs de bataille et des enfants faute de nourriture et de médicaments. (Il feuillette le journal.) En Europe, en Afrique, en Palestine, un peuple en assassine un autre par-dessus leurs frontières. (il est angoissé.)
   
N’avez-vous pas entendu ce que je disais voilà cent cinquante ans ? Effacez ces frontières nationales ridicules ! Plus de passeports, de visas, de gardes-frontières ni de quotas d’immigration. plus de drapeaux ni de serments d’allégeance à ces entités artificielles appelées nations. Travailleurs du monde entier, unissez-vous ! (Il s’attrape les hanches, et marche en rond.)
   Mon Dieu, ce dos me tue...
   Je le confesse : je n’ai pas compté avec la formidable capacité du capitalisme à survivre. Je n’imaginais pas qu’il existait des médicaments pour maintenir en vie un système malade. La guerre pour soutenir l’industrie, pour rendre les gens tellement fous de patriotisme qu’ils en oublient leur misère. Des fanatiques religieux pour promettre aux masses que Jésus va revenir. (Il secoue a tête.) Je connais Jésus. Il n’est pas prêt de revenir...
   J’avais tort en 1848 quand je pensais que le capitalisme était sur le déclin. Mon calcul était un peu en avance. Peut-être de deux cents ans. (Il sourit.) Mais il va se transformer. Tous les systèmes actuels vont changer. Les gens ne sont pas idiots. Je me souviens de votre président Lincoln qui disait qu’on ne peut tromper tout le monde tout le temps. Leur bon sens, leur soif de respect humain et de justice les rassembleront.
   Ne vous moquez pas ! C’est déjà arrivé. Et ça peut se reproduire, à une bien plus grande échelle. Alors, ceux qui dirigent la société, malgré toute leur richesse, malgré toutes leurs armées, ne pourront rien empêcher. Leurs serviteurs refuseront de les servir, leurs soldats désobéiront aux ordres.
   Oui, le capitalisme a accompli des miracles inégalés dans l’histoire - des prodiges de science et de technologie. Mais il creuse sa propre tombe. Son insatiable appétit de profit -encore ! encore ! encore ! - engendre un monde de chaos. Ils transforme tout - l’art, la littérature, la musique, la beauté elle-même - en marchandises à vendre et à acheter. Il transforme les êtres humains en marchandises. Pas seulement les travailleurs à la chaîne mais aussi les physiciens, les scientifiques, les juristes, les poètes, les artistes - tous doivent se vendre pour survivre.
   Alors, que se passera-t-il quand tous ces gens réaliseront qu’ils sont tous des travailleurs ? Qu’ils ont tous un ennemi commun ?Ils s’uniront afin de se réaliser pleinement. Et pas seulement au sein de leur propre pays, parce que le capitalisme a besoin d’un marché mondial. Son slogan, c’est “Le marché libre !” parce qu’il en a besoin pour circuler librement sur tout le globe et faire plus de profit - encore ! encore ! mais en faisant ça, il crée involontairement une culture mondiale. Les gens franchissent les frontières comme jamais auparavant dans l’histoire. Les idées traversent les frontières. Quelque chose de nouveau est bien forcé de naître de tout ça. (Il fait une pause, contemplatif.)
   Quand j’étais à Paris avec Jenny en 1843, j’avais vingt-cinq ans et j’écrivais que, dans le nouveau système industriel, les gens sont étrangers à leur travail parce qu’il leur déplaît. Ils sont rendus étrangers à la nature à mesure que les machines, la fumée, les odeurs et le bruit envahissent leurs sens - on appelle ça le progrès. Ils sont étrangers les uns aux autres parce qu’ils sont tous dressés les uns contre les autres, se marchant dessus pour survivre. Et ils sont étrangers à eux-mêmes, vivant des vies qui ne sont pas les leurs, vivants comme ils ne veulent pas vraiment vivre, de telle manière que la vraie vie n’est possible qu’en rêve, en fantasme.
   Mais tout cela n’est pas inéluctable. Il y a toujours un choix possible. Ce n’est qu’une possibilité, je l’admets. Rien n’est certain. C’est clair maintenant. J’étais foutrement trop sûr de moi. Mais désormais je sais - tout peut arriver. Mis les gens doivent se bouger le cul !
   ça vous semble trop radical ? Rappelez-vous, être radical n’est rien d’autre qu’empoigner les problèmes à la racine. Et la racine, c’est nous.

Extrait de “Karl Marx, le retour”, traduit de l’américain par Thierry Discepolo, Agone, 2002. Howard Zinn
Le Nouvel Observateur, Hors série, oct/nov 2003.

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