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19 mai 2012

De l’homme considéré comme un être-pour-le-vote

Dialectique de l'émancipation démocratique

«Voter est un droit ; c’est aussi un devoir civique » : heureusement, cette formule n’est pas adossée à des dispositions judiciaires (le refus de vote n’est pas un délit, en tout cas pas en France). Mais c’est l’un des arguments fallacieux utilisés pour justifier la participation aux élections, voire pour la présenter comme une obligation citoyenne. Certes, le suffrage universel, dans ses modalités actuelles, n’a été obtenu qu’au terme d’un processus conflictuel de plusieurs dizaines d’années. Mais le considérer comme un « acquis démocratique » qu’il serait insultant pour ceux qui se sont battus pour lui de ne pas exercer, relève, pour le moins, d’une vision un peu courte de la Révolution française et de ses effets.

La Révolution française, et le moment emblématique que constitue la prise de la Bastille le 14 juillet 1789, a réalisé l’émancipation démocratique. Les hommes qui, jusqu’alors, étaient les sujets d’un monarque, sont devenus des citoyens. La suppression des privilèges, l’abolition des ordres (ou états), l’instauration de l’égalité de tous, ont constitué un bond en avant dans l’histoire : 1792 a été l’ « An I d’une république française démocratique », et tous les progressismes en ont revendiqué l’héritage.

Cependant, des auteurs comme Theodor Adorno et Max Horkheimer1 ont souligné que cette révolution, progressiste qu’elle était par certains aspects, n’en comportait pas moins sa part maudite, son côté obscur.

En effet, la suppression des privilèges a eu pour conséquence d’abolir ce qui était une « soustraction aux contraintes » d’une partie de la société. Ainsi, la contrainte de travailler ne s’appliquait pas aux nobles auxquels cela leur était interdit, sous peine de perdre leur qualité et de « tomber dans la roture » (ce qui du reste scandalisait une partie des philosophes des Lumières). La liberté de tous de pouvoir travailler, comme l’égalité de tous devant la nécessité de travailler, avait légitimement l’aspect d’une mesure démocratique. Chacun était désormais libre de mettre en œuvre ce dont il disposait pour augmenter la richesse sociale. Il est vrai que pour ceux qui possédaient des moyens de production, cette « nécessité de travailler » prenait la forme d’une « nécessité de faire travailler » ceux qui n’avaient en revanche que leur puissance de travail. Le progrès démocratique que constituaient la liberté et l’égalité de tous fut aussi le déchaînement des forces productives sociales, illustré par l’accroissement rapide de la richesse au XIXe siècle.

La constitution des hommes en sujets libres, clamée par la Déclaration des droits de l’homme (1789), fut donc aussi (fut d’abord ?) leur constitution en sujets libres de disposer de leurs ressources productives, et donc, dans le cas de ceux qui ne possèdent qu’une puissance de travail, libres de la vendre. Le travailleur était, face au marché, un individu abstrait de toutes ses qualités particulières (sexe, âge, origine, richesse…), une abstraction réelle dont la seule réalité était d’avoir quelque chose à vendre (ou à acheter), bref : un sujet économique2.

Dans le même mouvement, le citoyen était, face aux décisions politiques, abstrait de toutes ses qualités particulières. L’égalité démocratique ne les prend pas en compte, et ne considère le citoyen que comme le sujet d’une volonté politique abstraite, réputée libre, et qui doit s’exprimer par le vote (« un homme, une voix »). Ainsi, le principe démocratique redouble l’invention du sujet économique par l’invention du sujet politique ; l’être-pour-le-travail est redoublé par un être-pour-le-vote.

L’émergence du sujet politique n’est que l’autre face de la constitution du sujet économique, et manifeste le « remodelage » moderne des individus. Ce « remodelage » est effectué sous la domination d’un principe devenu, après la Révolution, principe social : le principe bourgeois du marché, où se rencontrent, d’une manière réputée libre, des individus réduits à des abstractions. Des individus qui, dans le domaine économique, se reconnaissent sous la forme de marchandises, et qui, dans le domaine politique, se reconnaissent sous la forme de bulletin de vote. Dans l’un comme dans l’autre cas, il n’y a que la manifestation du fétichisme d’une société dominée par les abstractions d’un spectacle omniprésent.

Loin d’être des leviers de l’émancipation humaine, loin même d’être des moyens d’expression pour ceux qu’on réduit à être des citoyens, les « farces électorales » (comme disait Marx) ne sont rien de plus qu’une caractéristique dérisoire des sociétés spectaculaires.

Gérard Briche

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