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LAST EXIT
28 octobre 2015

Se vendre, se lever tôt

 


Souffrance psychique et fragilisation somatique (dans le secteur des service)

     En fait, il est aujourd'hui possible de comprendre pourquoi les maladie à expression somatique émergent plus facilement que des maladies à expression mentale dans les activités de service. La raison principale de cette orientation des manifestations pathologiques vers le corps a été identifiée dès le début des années 80. Il s'agit des effets spécifiques de la répétitivité sous contrainte de temps. Contrairement à ce que l'on aurait pu attendre, la contrainte de répétitivité n'atteint pas en première instance le corps, les articulations ou les tendons. La première cible de la contrainte répétitive se situe au niveau du fonctionnement mental. Lorsqu'une tâche répétitive est soumise à cadence, elle provoque en effet, d'abord, un sentiment d'ennui, de lassitude, d'absurdité. Une véritable psychopathologie de l'ennui se développe chez les hommes et les femmes qui sont chroniquement confrontés au travail répétitif sous contrainte de temps. Ces sentiments entrent en contradiction avec l'activité de penser. La pensée, qu'il s'agisse de la pensée imaginative, de la pensée créatrice ou de la pensée réflexive, devient inutile à l'exercice même du travail. Pire, toute activité de pensée, risque, à terme, de devenir un obstacle à la productivité. Pourquoi ? Parce que, d'une part, la pensée réflexive conduit immanquablement le sujet à une prise de conscience douloureuse de sa situation psychique, intellectuelle et morale ; d'autre part, parce que la pensée, dans la mesure où elle est imaginative et éventuellement créatrice, égare le sujet de sa tâche, constitue une voie d'évasion par rapport à l'ennui et à la répétitivité, et enfin, par l'intermédiaire de la distraction qu'implique l'activité de penser, risque de faire baisser la productivité ainsi que la cadence, de multiplier les erreurs, et d'augmenter les fausses manœuvres et les accidents.

     De sorte que, en fin de compte, pour bien travailler et pour obtenir de bonnes performances productives, le mieux est encore pour le sujet d'arrêter sa pensée.

     Mais il n'est pas facile d'arrêter sa pensée, il n'est pas simple de la congédier, et tenter de la mettre au repos est sûrement une mauvaise solution. En effet, une pensée au repos, c'est-à-dire détachée d'une activité concentrée sur un objectif à atteindre, s'évade dans les fantaisies et se déploie avec encore davantage de richesse que lorsqu'elle n'est pas au repos. Pour arrêter la pensée, le sujet soumis aux contraintes du travail répétitif utilise un moyen qui s'avère efficace dans la plupart des cas : il s'agit de pratiquer l'auto-accélération, c'est-à-dire une activité répétitive dont le sujet s'efforce de réduire progressivement la durée du cycle. A partir d'un certain niveau d'auto-accélération, toute la conscience est engagée dans un circuit court entre perception et activité psychomotrice laissant progressivement de moins en moins de place à l'activité de la pensée. Au-delà, le sujet obtient une véritable paralysie de la pensée et il peut fonctionner sur un mode machinal presque « automatique », ou « robotisé », pour reprendre les expressions communément employées par les opérateurs eux-mêmes. A la fois source d'appréhension et d'angoisse, la « robotisation » constitue aussi un état de relative protection contre la conscience douloureuse de la condition absurde à laquelle ils sont condamnés, par une activité entièrement conçue et décidée en dehors d'eux-mêmes par les services des méthodes les contraignant à s'en tenir strictement aux activités d'exécution.

     Lorsque la paralysie de la pensée a été obtenue, il est possible à l'opérateur de baisser un peu sa cadence sans remettre en cause son état d'abrutissement. Ainsi parvient-il à continuer son travail dans une sorte de torpeur pshychique, qui anesthésie sa conscience douloureuse.

Christophe Dejours, Travail, usure mentale.

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