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13 novembre 2008

La société providence

Les sources idéologiques et le véritable cadre de la croissance de l’Etat-providence et de la société providence sont deux arguments qui ont été discutés à fond. Le caractère éclectique de l’idée de société providence nous montre que les sources de la rivière providence doivent être recherchées parmi de nombreux courants : chrétien socialiste et étatiste (Bismarck). Il en résulte souvent des conceptions contradictoires sur le caractère de la société providence et, en particulier, des justifications opposées quant à la nécessité d’une telle société. Quelques penseurs ont justifié le besoin de services sociaux en affirmant qu’ils servaient à protéger le système capitaliste : ils constituent un dispositif de protection sociale pour les perdants de la course économique, sans lequel ces derniers saperaient le système. D’autres penseurs, en revanche, ont vu dans l’Etat-providence une forme modérée de socialisme compatible avec l’économie de marché, mais qui exclut du marché quelques domaines importants, tels que la santé, l’éducation et les fonds de retraite.

Je m’intéresse pour ma part, aux éventuelles relations entre la société providence et a société décente. Parmi les sources historiques de l’idée de providence, on trouve la nécessité de supprimer les traitements dégradants  à l’égard des pauvres, dans le genre que l’Angleterre a mis en pratique à travers ses lois sur les pauvres. Les lois anglaises sur les pauvres, sous toutes les formes qu’elles ont prises depuis le temps d’Elisabeth Iere, ont joué un rôle dans l’utilisation de l’humiliation afin d’empêcher que des personnes exploitent l’aide sociale dans l’espoir d’un repas gratuit. On pensait que le fait de fournir aux gens le pain de la charité les encouragerait à la paresse et à une dépendance indésirable à l’égard de la société. Afin de dissuader les fainéants de demander une aide, on la leur offrait à des conditions particulièrement humiliantes.

Celui qui pouvait accepter ces conditions humiliantes n’avait donc pas le choix. La formule “pauvre gredin” n’était pas seulement un vestige du terrorisme des mendiants vagabonds dans une société dont les rues n’étaient pas éclairées : elle exprimait aussi une profonde suspicion à l’égard des personnes qui n’avaient pas le sou. Cette suspicion reposait sur la croyance qu’il faut blâmer les pauvres à cause de leur situation. On jugeait nécessaire de séparer les pauvres en mettant d’un côté les filous, en réalité aptes au travail, appelés “indigents” ; et de l’autre, les pauvres “méritants” qui ne pouvaient pas faire face à leur situation. On établissait cette distinction en fonction de leur bonne volonté à vivre dans des hospices, où régnait une stricte discipline - qui n’était rien d’autre qu’un euphémisme pour désigner l’avilissement moral et l’humiliation - dans le but d’améliorer la moralité des pauvres filous paresseux. George Lansbury, après sa première visite à l’hospice dont il allait devenir l’administrateur, écrivit que “l’on faisait tout ce qui était possible pour leur infliger une dégradation mentale et morale”. Les pauvres étaient soumis à l’épreuve de l’hospice, alors que c’est la société dans son ensemble, selon les mots du Dr Johnson, qui aurait dû l’être. “Un souci de décence à l’égard des pauvres est le véritable test de la civilisation.”

Cette digression dans l’univers de Dickens n’est pas un archaïsme sans rapport avec le monde d’aujourd’hui. L’opposition à l’Etat-providence et à ceux qui en ont besoin se nourrit encore de suspicion à l’égard de ces pauvres imposteurs qui ne sont rien que des exploiteurs paresseux dont les doigts vampiriques plongent dans es poches de l’Etat. Le désir de soumettre les indigents à des épreuves humiliantes avant de leur reconnaître un droit quelconque n’est pas une pratique qui n’appartient qu’au passé. La réalité dickensienne peut avoir disparue dans les Etats-providence développés, le désir n’en demeure pas moins de recourir à des épreuves humiliantes pour dissuader les gens de présenter des requêtes mensongères.

Dans les sociétés qui tablent sur la philantropie, le désir de supprimer toute manière humiliante de prodiguer son aide aux pauvres est par conséquent un des motifs historiques de l’établissement de l’Etat-providence. Mais on peut également reprocher à la société providence d’être, elle aussi, humiliante. Non seulement elle n’empêche pas l’humiliation, mais elle la suscite bel et bien à travers ses propres institutions. La société providence façonne des personnes dépendantes, auxquelles le respect de soi fait défaut, et qui acceptent de vendre le droit naturel à l’autonomie personnelle et à la fierté contre le bol de lentilles de la cuisine publique. C’est une société paternaliste qui s’arroge le droit de juger à la place des gens de ce qui est bon pour eux. C’est une société qui perpétue la citoyenneté de seconde classe des indigents et leur donne concrètement un statut d’êtres humains non adultes. Nous pouvons donc en conclure qu’une société décente ne doit pas être une société providence, dans la mesure où les sociétés providence sont avilissantes.

Nous voilà confrontés à deux idées qui s’opposent : d’une part la société providence est une condition nécessaire pour une société décente, parce que seule la société providence a le pouvoir de supprimer cette humiliation institutionnelle qui empêche une société d’être décente. D’autre part, d’après un point de vue opposé, la société providence est en soi avilissante, et l’humiliation qu’elle suscité est institutionnelle, si bien qu’elle ne peut pas être une société décente. [...]

Avishai Margalit, La société décente

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