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LAST EXIT
1 juin 2009

Une contagion problématique

Si la logique du marché et la révolution de l’instantanéité sont bien les deux fondements de l’urgence, il reste à comprendre pourquoi et comment ce phénomène ne cesse de s’intensifier. Il y a à cela une raison essentielle : il s’est opéré une contagion du mode de fonctionnement des marchés financiers sur celui des entreprises. Les exigences de rentabilité des premiers se sont étendues aux secondes : “Nous qui sommes des industriels, donc qui fonctionnons sur des processus à long terme, nous nous sommes mis à fonctionner à hyper court terme, explique ainsi un manager d’une multinationale française dans le secteur industriel lourd. La grande mutation pour nous, ça a été depuis les cinq, six dernières années, c’est là que tout a basculé. C’est un mécanisme très récent. Jusque dans les années 1990, je ne dirais pas qu’on se foutait de la bourse mais je n’avais pas cette impression que c’était l’obsession numéro un. Aujourd’hui c’est l’obsession numéro un et c’est au milieu des années quatre-vingt-dix que ça a changé. Jusque-là le groupe devait gagner de l’argent, on devait être riche, on devait être bon mais on était des industriels, avant tout. A partir du milieu des années 1990, on est rentré d’un seul coup dans une logique de Bourse, de valeur de l’action, d’OPA, de fusion-acquisition, et c’est là qu’on a vu apparaître pour la première fois une exigence de rentabilité obligée de 15 % par an sur capitaux investis, avec une direction qui nous disait si on veut que des actionnaires foutent du pognon dans notre affaire, il faut qu’on leur rapporte autant d’argent que s’ils investissaient sur le marché financier, donc nous devons faire aussi bien que ce qui est défini aujourd’hui comme étant la rentabilité moyenne en Bourse. Et maintenant, nos dirigeants ont le nez sur la Bourse tous les jours et, quand vous ouvrez votre ordinateur, la première chose qui apparaît, c’est notre cotation en Bourse !”

La conséquence de ce changement de références semble se traduire par une rupture, une contradiction complète entre une culture dirigeante, entièrement convertie à la logique financière, et les références, le mode de fonctionnement, le rythme et la structure du reste de l’entreprise qui subit cette logique, sans l’approuver ni souvent la comprendre. “Notre groupe, poursuit le manager interviewé, a renouvelé de très nombreux cadres dans des positions de commandement et on leur dit : “Dans trois ans, tu dois avoir redressé telle usine, tu dois faire 15 % de plus de chiffre d’affaires, tu dois dégager 15 % sur capitaux investis”. Le mythe des 15 % ! Donc ces gens, on leur donne des objectifs avec des temps qui sont anormalement courts, parce qu’on est en plein dans cette logique financière. Mais l’industrie, c’est quand même des usines qui produisent. Or la production, c’est quand même pas un business qui, tous les matins, est évalué sur un cours de Bourse. On n’évalue pas tous les matins en Bourse le cours de la production d’aluminium ou d’acier fait par l’ouvrier machin chose pour voir s’il serait à la hausse ou à la baisse ! Ce serait complètement surréaliste de dire ; "Ah oui, ce matin, il est à moins 2 % par rapport au CAC 40 de la société"! La logique d’une entreprise, c’est pas ça ! Or, on demande à des managers de se débrouiller pour qu’un outil industriel lourd, qui suppose de gros investissements, donc qui a besoin de vivre dans le temps, de raisonner dans le temps, soit capable de réagir et de dégager des profits comme un produit financier. Alors pour arriver à ça, il vaut mieux choisir des mercenaires plutôt que des industriels. Si on prenait un vrai industriel, il dirait au PDG : “attendez, ça n’a pas de sens ce que vous dites, c’est pas un produit financier quand je lamine de l’aluminium ou quand je fabrique des tubes dentifrices. Ca prendra un certain temps pour que vous gagniez de l’argent par rapport à votre capital...”. Résultat, on va sélectionner des personnes qui ont une logique plus strictement financière, et avec eux on peut fonctionner à court terme et dire tous les trimestres si on gagne ou si on perd. A partir de ce moment-là, il vaut mieux des cow-boys, des gens pressés, des gens pour qui tout doit aller vite. Et ces types là, qui sont des gars surpressés, speed, speed, speed tout le temps, qui vivent dans un temps 0 plus epsilon, eh bien pour eux, il faut que la production soit capable d’être dans ce temps 0 plus epsilon, en dégageant 15 % des bénéfices sur capitaux investis. Et là, on va avoir un fossé complet entre un patron de division qui pense comme ça - on l’a recruté précisément parce qu’il a cet état d’esprit et il va s’entourer de gens comme lui, avec le même état d’esprit - et toutes les équipes, qui, elles, sont dans les usines et qui ne comprennent pas. Le dirigeant, il fonctionne dans une logique Wall Street et son problème, c’est de fonctionner avec une rentabilité évaluée chaque trimestre, tandis que l’ouvrier, lui, eh bien il ne peut fonctionner comme une action du CAC 40 ! Le problème, c’est que le dirigeant qui n’obtient pas les objectifs qui lui ont été fixés, on le vire, et sur un temps très court, deux ans, trois ans maximum. C’est moins médiatisé que pour Michel Bon, mais c’est pareil. Donc, le type, il est obligé de fonctionner comme ça !”

Nicole Aubert, le culte de l’urgence, 2003.

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