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LAST EXIT
8 juin 2009

L’individu hypermoderne, entre urgence et éternité

[...]“Les masses se hâtent, elles courent, elles traversent l’époque au pas de charge. Pour aller où et d’où viennent-elles ? Personne ne le sait. Plus elles marchent et moins elles atteignent un but. Elles usent vainement leurs énergies. Elles pensent avancer, mais elles ne font que marcher sur place et tomber dans le vide”, observait Kafka, au cours d’une conversation avec Gustave Janouch. Plus près de nous, Jacques Ellul soulignait le “mouvement sans direction” qui nous anime : “Nous sommes partis à une vitesse sans cesse croissante vers nulle part [...] Il n’y a plus ni objectif, ni transcendant, ni valeur déterminante, le mouvement se suffit.”  Plus loin de nous, Tocqueville, encore lui, émettait une hypothèse quant à cette attitude : “Aussitôt qu’ils ont perdu l’usage de placer leurs principales espérances à long terme, ils sont naturellement portés à vouloir réaliser sans retard leurs moindres désirs et il semble que du moment où ils désespèrent de vivre une éternité, ils sont disposés à agir comme s'ils ne devaient exister qu’un seul jour. La perte de l’espoir en un avenir meilleur, qu’il prenne la forme de la croyance en la vie éternelle, en la victoire du prolétariat ou en la marche irréversible vers le progrès, rabattrait en somme toutes nos énergies vers le jour présent, comme s’il devait être le seul ou le dernier qui nous soit donné pour combler nos attentes ou réaliser nos désirs. D’où cette course permanente vers le “toujours plus, toujours plus vite”, dont la vie en “urgence” constitue le dernier avatar.

Ce mouvement, cependant, ne s’observe vraiment que dans les économies développées des pays riches. [Nous en avons vu les soubassements]. Dans les pays “pauvres”, au contraire, la seule urgence, la vraie, consiste à ne pas mourir de faim. L’urgence dont nous avons parlé est une urgence de “riches”, une urgence dont les fondements sont ceux de la compétition et de la guerre économique, ceux du “gagner plus” dans la logique du profit immédiat. Le risque de ne pas “jouer le jeu” de l’urgence économique - que ce soit sur un plan collectif, en tant qu’Etat ou entreprise, ou sur un plan personnel, en tant qu’individu -, c’est celui d’être dépassé, de rater le train de la modernisation ou du partage des richesses. C’est au bout du compte, surtout pour l’individu, celui de se retrouver peu à peu marginalisé, puis écarté et exclu d’un système auquel il faut appartenir pour exister au-delà de la survie immédiate, plus ou moins assurée par les dispositifs d’insertion minimale. Dans l’étude qu’il avait menée sur les “métamorphoses” de la question sociale à l’époque actuel, Robert Castel avait montré comment on assistait à une sorte de bipolarisation de l’individualisme contemporain avec, d’un côté, ce qu’il appelle “l'individu par excès”, en lien direct avec l’individu de marché, de l’autre “l’individu par défaut”. Le premier correspond à l’individualisme conquérant de celui qui, maître de ses entreprises, poursuit avec acharnement son propre intérêt et se montre défiant à l’égard de toutes les formes collectives d’encadrement. L'autre, l’individu “par défaut”, se décline en termes de manque : “manque de considération, manque de sécurité, manque de biens assurés et de liens stables”. C’est un individu “par défaut de cadres”, parce qu’il n’a pu entrer ou qu’il a décroché des structures collectives d’encadrement pourvoyeuses, précisément, de sécurité, de biens et de considération. L’un est dans le trop-plein, dans l’excès de sollicitations, de possibilités, d’investissements subjectifs, qu’il s’agisse d’une quête de réussite ou de réalisation de soi-même. L’autre est dans le manque, parce qu’il a perdu (ou qu’il n’y a jamais eu accès) ses assises, ses supports et les liens qui lui permettaient d’exister pleinement : liens professionnels, économiques, sociaux, affectifs. C’est un individu “désaffilié” qui, n’ayant plus de repères, se met à “flotter”. [...]

Nicole Aubert, le culte de l'urgence, 2003

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